Arisitum

POUR UNE HISTOIRE DE L'HYDRAULIQUE AGRAIRE
A TRAVERS LA REGION VIGANAISE (Gard)

par Jean Claude TOUREILLE


Ces dernières années, l'histoire de l'agriculture française a suscité l'intérêt de nombreux chercheurs, ce qui a contribué à une réévaluation voire un rajustement de nos connaissances en de nombreux domaines: on peut citer en exemple l'ouvrage collectif intitulé « Pour une archéologie agraire» (1), ainsi que la récente revue « Histoire et Sociétés Rurales » (2). Bien des secteurs ont été débroussaillés, mais la tâche est encore longue et ce n'est pas le travail qui manque.

Nous allons évoquer un aspect peu connu de l'histoire agraire en Cévennes, celui qui concerne l'utilisation de l'eau pour l'irrigation des terres. Nous n'avons pas l'intention d'être exhaustif, car le sujet est d'importance et l'on connaît encore très mal les modalités ainsi que les différentes phases de l'évolution de cette utilisation, les connaissances étant encore beaucoup trop fragmentaires. Nous désirons plutôt montrer la richesse que recèle la documentation historique afin d'inciter les chercheurs locaux à entreprendre des investigations poussées en la matière, tant sur le terrain qu'en salle d'archives, car tout ou presque reste à faire.

Le cadre géographique sur lequel se base notre argumentation doit être précisé, au préalable: l'essentiel des sources documentaires que nous avons utilisées concerne la région Viganaise, et principalement les communes situées entre Valleraugue et Ganges (axe Nord-Sud), et celles entre Aulas et Saint-Roman-de-Codières (axe Ouest-Est). Nous utiliserons, le cas échéant, la documentation « extérieure » c'est-à-dire celle intéressant les régions périphériques (la Gardonnenque, le cours moyen de l'Hérault, etc.).


Une paissière dans un village (Sumène - Gard)

En l'absence d'étude archéologique locale, il est bien difficile aujourd'hui de de peindre l'évolution de la technique de construction de la paissière et du béal, dans la région viganaise, au cours des siècles. Et la technique même pose encore de nombreux problèmes car on ne peut en définir toutes les caractéristiques, celle-ci étant conditionnée par la topographie, souvent accidenté.

Tout au moins peut-on penser que la canalisation des eaux est ancienne. On peut citer à l'appui de cette hypothèse un document appelé "donation du canal de la Source d'Isis en faveur du Monastère Saint-Pierre-du-Vigan" (3), et daté de 1071 (connu par une traduction faite vers la fin du XVIIe siècle):

1071, indiction neuvième. Parce que conformément au témoignage de l'Ecriture, nous avons appris que comme le feu s'éteint de même que nos péchés sont éteints et effacés par nos fréquentes aumones, c'est pour cela que nous, Pierre BREMOND, Bernard PILET, Pierre MEJES, Majer femme de Pierre BEGON, Bertrand ELEAZARS et Anne sa femme, pour l'amour de Dieu et le salut de nos ames, de l'avis et consentement de nos hommes et vassaux, donnons et accordons à perpétuité au monastère Saint Pierre du Vigan et à vous, Pons GUY, prieur du dit monastère, et à vos successeurs et moines servant Dieu dans le dit monastère, présens et avenir, que tout le ruisseau qui vient de la fontaine d'Isa, et qui coule vers le Vigan passe par nos terres et celles de nos hommes et vassaux et coule entre les deux rives faites ou à faire dans les dites terres pour conserver et retenir l'eau, sans que personne puisse s'y opposer, ni en empécher le cour, nous avons inséré expressement dans la présente donnation que c'est du consentement de nos hommes et vassaux qui ont des fiefs joignant le dit ruisseau, afin que, lors de la construction des rives de l'acqueduc dans nos terres et dans celles de nos vassaux, les moines du sus dit monastère puissent, si bon leur semble, y ficher des peaux, planter des arbres et garnir de coté et d'autre les rives de l'acqueduc de bois et de pierre, selon qu'ils le jugeront à propos, et que la commodité du canal le demandera, car nous avons appris par la relation de plusieurs personnes que le canal avoit été donné par nos prédecesseurs au monastère Saint Pierre du Vigan de Raymond CARULLE, prieur et fondateur du dit monastère.

Si l'on peut critiquer l'authenticité de cette charte (4), elle se base probablement sur des faits exacts, celui de l'existence d'un ancien canal qui servait à dériver les eaux de la source vers la ville, soit pour une utilisation communale (alimentation des fontaines), soit pour une utilisation agraire (irrigation, moulin, etc.).

Cette donation, critiquable ou non, n'est pas moins d'origine seigneuriale, et les concessions de droits d'utilisation de l'eau sont soumises au même régime: c'est le seigneur (laïque ou ecclésiastique) qui donne, baille, ou garanti tel ou tel droit en la matière. Ainsi, en 1293, le seigneur d'Hierle Bertrand DE SAINT JUST confirme aux habitants d'Aulas la liberté de "dériver les eaux dans leurs possessions pour faire des moulins ou arroser leurs terres" (5) , tout comme le fera à posteriori un de ces successeurs, Gilbert DE PIERREFORT, en 1361 (6), tous les deux entérinant une situation préexistante.

Lorsqu'il y a imbrication de seigneuries, la chose se complique, tant pour les seigneurs que pour les particuliers. Comme le faisait remarquer justement Mlle Germaine PEYRE en 1959, "le régime collectif des irrigations apparaît, gardant l'empreinte de la féodalité, soumis à la double hiérarchisation des terres et des personnes et à la multiplicité des juridictions" (7).

L'étude des concessions originelles de droits d'eau aurait été à plus d'un titre très enrichissante, mais malheureusement, aucune n'a été conservée pour la région cévenole. Les deux seuls cartulaires qui auraient pu apporter quelques éclaircissements sur les possessions seigneuriales ecclésiastiques (c'est-à-dire les cartulaires du Vigan et de Sauve), ont eux aussi disparus.


Un béal, dont on voit un des bords murés, conduit l'eau d'une paissière pour un moulin et des terres situées un kilomètre en contrebas (rivière du Rieutort, commune de Sumène - Gard)

On doit se contenter alors de confirmations tardives, dont certaines ne nous sont parvenues que par fragments. C'est le cas de la charte suivante, datée du début du XVe siècle, et concernant la commune de Mandagout (8):

...Item, le dit noble Urbain AIMAR a accordé et concédé aus dits habitants les eaus de toutes les fontaines et rivières en la quatrième partie restante de la dite juridiction, et la faculté de prendre et faire dériver toutes les dites eaus pour arrouser leur preds, jardins, etc.. et autrement en user pour leur utilité et commodité, à leur volonté, sans nouveau consentement du dit seigneur ni des siens, et sans être tenus pour cela a aucune censive, même de faire les béals, paissières et apilement nécessaires sans permissions du dit seigneur, excepté toutefois pour l'eau qui est depuis le goure de Gournié, sous le mas de Costubague, jusques au mas de larbous, et excepté aussi pour les concessions deja faietes sur lesquelles le dit seigneur se réserve son droit, excepté encore que si les dites eaus étoient prises ou passoient par les fiefs du dit seigneur, en ce cas, il seroit nécessaire d'avoir son consentement, comme il est dit pour les trois autres portions du dit fief dans le présent instrument. Item leur permet de faire passer, sans incommodité du public, les dites eaus au travers des chemins des villages de la dite terre...

Dans cette charte, le seigneur de Mandagout donne certains droits lui appartenant sur la juridiction du lieu, avec quelques réserves. Ainsi, les habitants pourront donc librement dériver l'eau et construire des béals et paissières à cette fin (ils ne payeront aucune censive), sans avoir besoin d'obtenir une nouvelle autorisation.

La chose est d'importance puisque au XIVe siècle, sur cette même commune, la plupart des droits d'eaux étaient soumis au payement d'un cens annuel, comme nous le montre les exemples suivants, tiré des reconnaissances faites en faveur des seigneurs directes:

...doibvent donner de cense demy cartal d'avoyne pour le passatge de l'eau, de laquelle eau azaigue ung prat des dicts recognoissants... (9);

...donne de cense demy cartal de seigle pour le passatge d'eau conduicte et prinse d'icelle d'eau ainsi que passe par la terre du dict recognoissant... (10).

Sur la construction de la paissière et du béal, il est souvent difficile de collecter des informations, car celles-ci sont dispersées, soit dans des fonds privés (du fait de la propriété d'anciens droits d'eau), soit dans les archives publiques. Et c'est souvent au hasard de la recherche que l'on rencontre des documents intéressants. D'ailleurs, la plupart de notre documentation a été constituée à partir du dépouillement des minutiers des notaires (rédaction d'un prix fait, transaction entre différents propriétaires, vente d'un droit, etc.).

On rencontre plusieurs types de documents. Nous allons en donner quelques exemples. Tout d'abord, celui d'une transaction passée entre deux propriétaires pour la dérivation de l'eau avec tous les droits qui s'y rattachent. Il s'agit d'une transaction datée du 23 février 1464, et passée entre Raymond et Antoine DE PLANTEVIT, père et fils, de Saint-Etienne-Vallée-Française, d'une part, et Jean et Bertrand PARADES, père et fils, du mas de la Rouvière, d'autre part:

...Est accordé que en cas que les dicts DE PLANTEVIT feront conduire l'eau de la rivière de Gardon jusque aux terre des dicts PARADES, assize à la Rovière, estant dessus les terres des dicts DE PLANTEVIT, en ce cas, les dicts PARADES et les leurs seront tenus payer aux dicts DE PLANTEVIT et leur ayder de la somme de 4 livres 10 sols une fois; que doresnavant les dicts PARADES et les leurs et successeurs à jamais seront tenus de fere chascun an ung journal aux dicts DE PLANTEVIT pour curer et nettoyer le béal des dicts DE PLANTEVIT aux despans des dicts PARADES; que les dicts PARADES seront tenus et leurs successeurs de fere un béal durant la terre des dicts PARADES, de largeur de 4 pans et demy et de profondeur nécessaires, allant le dict béal a fien, jusques aux terres de Crosance des dicts DE PLANTEVIT, pour arrouser leur terre des dict DE PLANTEVIT, lequel béal, les dicts PARADES et leurs successeurs à jamais seront tenus tenir net et curer et bien préparer, à leurs despens; que en cas que les dicts PARADES et leurs hoirs feroyent rompre le ranc de Larnea, estant aux terres des dicts PARADES estant devant le vallat d'Andajac, et ce pour fere passer la dicte eau de Gardon, en ce cas, les dicts DE PLANTEVIT seront tenus den fere rompre la moytié du dict ranc appellé vulgairement « de la Rude », à leurs despens; que au temps de labondaire de la dicte rivière de Gardon, les dictes parties pourront arrouser leur terre par esguières, sans préjudice de l'une des parties, et lors que la dicte rivière sera petite et les dictes pièces des dictes parties ne se pourront arrouser, est accordé et convenu que les dicts PARADES et leurs successeurs pourront prendre toute l'eau du dict béal pour arrouser leur terres le Judy matin, sur le soleil levant, jusques au Sabmedy prochain, sur le soleil levant de matin, et les dicts DE PLANTEVIT et leurs successeurs, au dit cas que l'eau sera petite, pourront prendre et recepvoir toute la dicte eau du dict béal passant par le béal de terre des dicts PARADES, sans aucun contredict, le dict jours Sabmedy de matin, sur le soleil levant, jusquau jour de Judy prochain, de matin, sur le soleil levant.

Note en marge, modifiant ce pacte, datée du 25 Septembre 1610, et convenu entre les successeurs des susdites parties: ne pourra prendre la dite eau pour larrousage des dits preds que un jour de la sepmaine, savoir depuis le Judy matin, sur le soleil levant, jusques au ledeman Vendredi, sur le soleil levant, et ce depuis le 15 février jusquau 15 septembre. Le surplus de la transaction sortira effet;

que les dicts DE PLANTEVIT et leurs successeurs seront tenu de tenir la resclause de la dicte eau de Gardon droicte et bastie, la ou sera faicte, et la réparer et fere couler l'eau par le dict béal, et fere tant par les dicts DE PLANTEVIT que PARADES pour leurs terres, et pour la réparation et construction de la dicte resclause, lors que sera nécessaire de fere par les dicts DE PLANTEVIT, les dicts PARADES et leurs successeurs à ladvenir seront tenus payer au dict DE PLANTEVIT et aux leurs à l'advenir, pour la réparation de la dicte resclause, scavoir la septième partie de tous les frais et despens que se feront en la réparation de la dicte resclause, tant en journal que autres choses; que au cas que lune partie à lautre feroit quelque domage, tant au béal des dictes terres et predz que autres choses, avec leurs bestail tant gros que menu ou autrement, en quelle manière que ce soit, que en émendant le dommage aux dictes terres, béal, resclause, predz et autres choses, par une partie à lautre et au contraire ... au dire et estime de deux hommes probes a eslire par les parties, ne pourront doresnavant enquérir ou fere enquerir une partie contre lautre et au contraire; enfin que les dicts DE PLANTEVIT et leurs successeurs pourront paser ou fere passer leurs piétons et gens de pied, tant en allant au béal dessus les terres des dicts PARADES que en retournant dessus le dict béal des dicts PARADES par les terres leurs, au moindre dommage que fere se pourra, et semblablement les dicts PARADES pourront passer et fere passer à pied au béal dessus les terres des dicts DE PLANTEVIT au moindre dommage que fere se pourra... (11).

Comme on peut le voir, cette transaction définit bien les conditions liées à la construction, à l'entretien et à l'utilisation d'un béal et d'une paissière ainsi que l'engagement qui lie les deux parties pour ce qui regarde la gestion des eaux. Elle est d'autant plus intéressante qu'elle a été rédigée au XVe siècle, époque où la documentation est peu prolixe en détail (à quelques rares exceptions près).

La note marginale nous apprend que le règlement constitué en 1464 est resté appliqué pendant plus de 140 ans, sans restriction apparente. Les modifications apportées s'attachent simplement à redistribuer la durée d'utilisation de l'eau entre les successeurs des propriétaires, ce qui nous permet d'entrevoir l'évolution des droits d'eau sur une période assez large.

Le prix fait, qui décrit avec précision l'ouvrage qui devra être construit, est le type de document central. Assez rare pour la période antérieure au XVIe siècle, il devient plus courant dans les siècles suivants du fait de l'augmentation du nombre des propriétaires terriens et des terres irriguées (culture du murier, augmentation des près, etc.). En voici un exemple bien détaillé, qui date de 1753. Il est passé par Louis BERTHEZENE, agissant tant en son nom qu'à celui de cinq autres personnes, à Louis POURTALES et François GALABERT, maçons de la paroisse de Notre-Dame-de-la-Rouvière (12).

A été convenu que les preneurs seront tenus de faire une chaussée à chaux et sable, sur la rivière de Reynas, et à l'endroit convenu entre parties, qui est depuis un piquet qui sera planté du costé inférieur de l'ancienne chaussée que les dits bailleurs avoint sur la dite rivière, en tirant une ligne continue du costé du couchant, sur la ligne d'une espicatière quy est prez du cap paysieyriel qui servoit pour le derriere de l'ancienne chaussée, et qui servira en lamettant de la même grandeur et profondeur des autres pour le devant de la présente chaussée... Le devant de chaussée sera fait sur la ligne de la dite espicatière et d'un rocher quy est presque au milhieu de la dite rivière, élevé d'environ trois pans du lit d'icelle, qui fait fasse du costé du levant, en tirant la ligne jusqu'à la pièce de Jean ARBUS qui est de l'autre costé de la dite rivière, quy sera apuyé contre partye du rocher quy y est et qui est un peu plus haut que l'autre...

Seront tenus de faire quatre espicatières sur le devant de la dite chaussée, qui seront d'un pan plus large et d'un pan et demy de profondeur, et mettront l'ancienne de la même hauteur et largeur, le tout dans le rocher ferme, planteront un piquet dans chacune des dites espicatières qui seront batis dans le massis de la dite chaussée, et mettront des poutres derrière les dits piquets quy formeront la hauteur de la dite chaussée, pour que l'eau de la dite rivière puisse deriver facillement dans le canal taillé dans le rocher qui est au cap paysieyriel...


Reste d'une "espicatière" sur une ancienne paissière aujourd'hui disparue (rivière du Rieutort, commune de Sumène - Gard)

Fairont autres deux espicatières sur le derrière de la dite chaussée, et aux endroits les plus profondes pour y planter deux piquets, et sur lesquels pouvoir attacher deux cabassiots, lesquels seront depuis les dits piquets jusques sur les poutres qui feront le devant de la dite chaussée et attachés avec des cloux convenables aux [pines], de même que les poutres qui seront au devant d'icelle, qui seront clouées aux dits piquets du devant, qui perceront la poutre et le piquet... Seront tenus de paver le derrière de la dite chaussée à pierre noyé dans le mortier, conformément à la hauteur d'icelle, sur lequel pavé metront quatre travers de doigt de terre d'hauteur, qu'ils batront bien, et à la suite, metront du sable et gravier sur icelle, de la hauteur des dites poutres...

Seront tenus de faire six espicatières sur la longueur de huit canes, quy sont depuis le rocher ou le béal du cap payssieyriel est entaillé en tirant vers les pièces des dits bailleurs, et sur l'alignement du mur du béal quy y est actuellement, quy seront d'un pan de largeur et d'un pan et demy de profondeur dans le rocher ferme, pendent toute laquelle longueur, ils feront un massis à chaux et sable, fondé sur le rocher ferme et de lepesseur convenable, dans lequel masis les dits piquets seront batis, et cloueront une poutre d'un piquet à l'autre et audessus d'iceux, avec des cloux conformes aux pièces quy y seront mises, lequel béal aura deux pans de largeur et d'un pan d'hauteur, comme aussy seront tenus de couper le rocher quy est au platfonds et du costé supérieur du dit béal, sepuis celluy quy est entaillé du costé du cap paysieyriel dans le rocher jusques et inclus celluy quy est dans la pièce du dit BERTEZENE, en observant de luy laisser la pente necessaire pour que l'eau puisse couler librement jusques et conformément au canal qui est dans la pièce du dit BERTEZENE, et remettront la muraille de soutenement depuis la pièce du dit BERTEZENE jusques aux piquets, à chaux et sable ou à pierre sèche, selon le désir des bailleurs, en sorte que le bord du dit béal aura pour le moins un pan de large...


Reste d'un "massis à chaux et sable, fondé sur le rocher ferme" sur une ancienne paissière aujourd'hui disparue. On remarque, sur le côté gauche, de gros moellons qui forment "l'extérieur" de la paissière - celui qui est habituellement visible (rivière du Rieutort, commune de Sumène - Gard)

Seront tenus de couper le rocher et changer le béal aux endroits nécesaires et au moins domageux, depuis et inclus le béal dont on vient de parler jusques à la pièce du Sieur TEISSIER, en sorte que le dit béal soit de la même largeur et hauteur que le précédent, afin que l'eau de la dite chaussée puisse dérriver dans les pocessions des parties, en observant de luy laisser le cours ordinaires, lequel béal sera terrassé afin qu'il puisse bien tenir l'eau, et tout le bord d'icelluy sera de la même largeur d'un pan...

Il est dit aussi que les bailleurs fourniront le bois et la chaux nécessaires à l'édification de la sus dite paissière, les preneurs fournissant les clous et le reste. Les travaux seront étalés pendant plus d'un mois pour un prix total de 295 livres 13 sols.

Ce prix fait, qui concerne la reconstruction d'une chaussée ancienne, probablement détruite lors d'une forte crue, nous montre bien à quel point l'ancrage de l'édifice est essentiel, d'où l'utilisation de piquets plantés dans des trous profonds (les " espicatières ") et de poutres les reliant entre eux. Il faut savoir aussi que le substrat géologique de la commune de Notre-Dame-de-la-Rouvière est principalement constitué par du granit, ce qui permet d'assurer une fondation plus solide, ce qui n'est pas forcément le cas sur d'autres substrats.


Détail d'un "pieu" en chêne à la base d'une paissière (rivière du Rieutort, commune de Sumène - Gard)

Il serait d'ailleurs essentiel de procéder à un inventaire des paissières encore en place aujourd'hui, afin de disposer d'une description précise de chacune d'entre elles (situation, forme, pieux apparents ou non, taille des moellons, etc.), ce qui pourrait servir de base aux recherches historiques sur l'évolution des techniques, en matière d'irrigation des terres.

Remarquons, à propos des droits d'eau que les propriétaires possédaient sur la dite paissière, que « la faculté qu'à un particulier de prendre de l'eau dans une écluse pour arroser, ne se prescrit point par une non jouissance causée par la ruine de l'écluse; de sorte que lorsqu'elle sera rétablie, il pourra jouir de ce droit » (13).

Enfin, nous pouvons citer un autre type de document, beaucoup plus rare, concernant le coût final de la construction d'une chaussée. Car la majorité des prix faits ne décrivent jamais le détail des frais engagés, tant en matériel qu'en salaire. Le document qui suit apporte à ce niveau, un éclairage essentiel.


Une paissière étrange, avec un parement supérieur en gros moellons de calcaire, mais construit essentiellement en schiste - remarquez les différentes positions des bancs de pierres (rivière du Rieutort, commune de Sumène - Gard)

Il s'agit du "compte des journées et despanses pour faire la chaussée de la Boissière, construite sur la rivière du Clarou" (14) située dans la commune de Valleraugue. Il est daté de 1773:

Noms des employées Nombre des journées de travail Salaire
MOULIN, maître masson 7 journées à 2 livres 14 livres
DAUMET 9 journées à 30 sols 13 livres 10 sols
BLONDIN 2 journées à 25 sols 2 livres 10 sols
SAMUEL 13 journées un quart à 20 sols et 15 sols de plus 14 livres
TEULLE 11 journées à 20 sols 11 livres
BOURDARIER 5 journées et demy à 20 sols 5 livres 10 sols
LA PIERRE 19 journées un quart à 15 sols 14 livres 8 sols 9 deniers
POUJOL 19 journées 14 livres 5 sols
CORDELLIAC 19 journées un quart 14 livres 8 sols 9 deniers
BOUTRY 19 journées un quart 14 livres 8 sols 9 deniers
ALMERAS 17 journées un quart 15 livres
NADAL 13 journées un quart 11 livres 5 sols 3 deniers
J. LOUIS 15 journées plus 3 journées 11 livres 16 sols 3 deniers
ROUSSEL 14 journées un quart 10 livres 2 sols 6 deniers
J. ROUSSEL 15 journées un quart 11 livres 8 sols 9 deniers
CHABAL 9 journées un quart 6 livres 18 sols 9 deniers
CHABALDET 3 journées un demy 2 livres 5 sols
CARLET 3 journées 2 livres 5 sols
RUEL 13 journées un quart à 13 sols 8 livres 12 sols 3 deniers
COMBEMALLE 5 journées 3 livres 15 sols
PASSEMARD 5 journées 2 heures 3 livres 18 sols
MAURIN 1 journée 15 sols
SAMUEL fils 8 journées un quart 6 livres 3 sols 9 deniers

Suivent alors d'autres frais

Etrennes aux massons 6 livres
aux manoeuvres 6 livres
pour 30 muitz 6 quintals dachaux 220 livres
port d'icelle à 55 sols le muit (3 personnes se sont chargés d'apporter la chaux au lieu où la chaussée se construisait, et 3 chevaux ont été utilisés pour son transport) 84 livres 6 sols
payé à Jean PELET, pour 4 coins 3 livres 4 sols
et pour en avoir fait de deux un 6 sols
payer à CARLE pour un cercle 4 sols
à MARTIN, serrurier, payé le criple ou clos 9 sols
à CARLE pour 3 mièges et demy vin à 6 sols 1 livre 1sol
à MILAUS pour eau de vie ou a vineton 5 sols
pour la sibiaire 1 livre 4 sols
clous (payé par M. GRAIL) 4 sols
à DAUMET une journée et manoeuvres 3 journées 3 livres 15 sols
ALMERAS et Jean LOUIS pour 6 journées chacun 4 livres 10 sols

Le total de tous les frais se monte à 542 livres 15 sols 3 deniers environ (en tenant compte de quelques variations et de la mauvaise tenue du compte). Grâce à ce document, on peut enfin se faire une idée de l'ensemble des dépenses qu'entraînait une telle construction, située sur un affluent de l'Hérault. On peut se demander, en conséquence, quel pouvait être le coût final pour une opération semblable sur un fleuve au débit plus important et à la largeur plus grande...


L'eau circule dans le béal, ni trop rapidement, pour ne pas endommager l'ouvrage, ni trop lentement, pour ne pas ensabler le canal. Mais il était nécessaire, bien souvent, de procéder à son "curage" (commune de Sumène - Gard)

Pour conclure, nous dirons simplement qu'à la vue des textes qui précèdent, le thème de l'histoire de l'hydraulique agraire cévenole est très riche et très diversifié. Il sera intéressant à l'avenir qu'un groupe de chercheurs se penche sur le sujet, afin de mieux appréhender les techniques mises en oeuvre, leur évolution, l'ensemble des droits liés à l'utilisation de l'eau, tant en matière de droit public que de droit seigneurial, etc., puisque notre agriculture a utilisé l'irrigation depuis les temps les plus anciens. Ne pas le faire serait priver l'histoire agraire d'un élément fondamental !

Auteur: Jean-Claude TOUREILLE jctou@arisitum.org