Arisitum Jean-François-Xavier DE MENARD (suite)


Néanmoins d'Albignac continua à mettre de la « mauvaise volonté » à seconder les projets de Ménard :

« ... Vous ne pouvez pas cependant vous refuser, - lui écrivit Ménard, - à une chose dont je vais vous prier : c'est de vous informer auprès de M. Goudot, secrétaire du tribunal, lorsqu'il vous sera possible, de vous expliquer clairement ce qu'on entend par noblesse prouvée, une des conditions qu'on exige. Faites-le, je vous en prie, et plus encore si vous le pouvez, ou pour mieux dire, si vous le voulez » (28) .

Trois mois après, d'Albignac n'avait encore rien fait, mais il donnait des espérances à son beau-frère qui lui répondit:

« ... J'ai lu avec un plaisir extrême, dans votre lettre, que vous désiriez que votre nouveau grade (29) vous mît à portée d'être utile à votre ami Ménard. Permettez-moi de vous dire, mon cher d'Albignac, que le mot désir est ici déplacé; c'est une obligation que vous devez contracter avec moi pour seconder mes projets. Je vous avoue, franchement, que je suis obsédé de cette vie oisive et sans état dont le repos, bien loin de procurer la tranquillité, n'engendre chez moi que troubles et inquiétudes; je vois avec affliction s'écouler les plus précieux instants de ma vie sans être employés à quelque chose. Il est encore temps néanmoins, et je suis encore assez jeune pour rentrer dans une carrière de laquelle j'ai toujours eu regret de m'être écarté. L'insuffisance de protections a jusqu'ici réduit mes désirs en fumée. Je ne vois aujourd'hui que vous, mon cher d'Albignac qui puissiez me fournir une planche après mon naufrage. C'est au nom de l'amitié que je vous demande en grâce d'user, en ma faveur, des prérogatives que vous donné votre nouvel état. Vous êtes plus à portée de connaître vous-même ce qui convient à ma position. Les commencements pénibles de l'état me déplairaient beaucoup, les ayant déjà faits une fois; mais, à part cela, tout le reste me conviendrait assez, puisque, par le canal de votre protection, qui deviendra plus efficace tous les jours, les choses s'embelliront dans la suite. Vous voilà commandant de votre régiment où il manque un grand nombre d'officiers; si c'était au point que les emplois fussent vides jusqu'aux lieutenants ou premiers sous-lieutenants, i1 me semble qu'il vous serait aisé de me faire inscrire des premiers, et, si je pouvais acquérir un de ces emplois, j'avoue que je serais au comble de ma joie, je recevrais de vous un état qui m'est absolument nécessaire et en ayant celui que je vous demande, ce serait celui qui me convient le mieux et auquel je n'ai jamais cessé d'appartenir par le désir. Quoique vous en disiez, ma demande est juste, et je trouve en vous de quoi l'autoriser. Vous allez présider à la formation de votre corps; daignez, de grâce, y faire mention de moi: je vous regarderai comme mon libérateur, ami et bienfaiteur. Je ne me suis réduit à demander une lieutenance de maréchaux de France que par le peu de jour qui s'est montré à devenir quelque chose de mieux. Cet état n'a rien de cette vie active que je désire si fort. Vous voilà à paris, et cela sans doute jusqu'à ce que le sort de votre régiment soit totalement décidé. J'attends que vous ne viendrez pas sans avoir décidé le mien et cela de la manière qui pourra m'être la plus avantageuse. Nous abandonnerons notre ancien projet, si vous pouvez me faire avoir quelque chose de mieux, en quoi que cela puisse être, mais il faudra penser à en voir la fin faute d'autre chose. Rappelez-vous toujours que l'amitié me donne un titre privilégié aux grâces dont vous allez devenir le dispensateur » (30) .

Cette lettre fut accueillie par des sarcasmes et des plaisanteries qui déterminèrent Ménard à ouvrir à son beau-frère son âme tout entière :

« Je serais presque aussi disposé que vous à plaisanter, si je n'étais arrêté par la vérité du proverbe, que tout marchand qui perd ne peut pas rire. J'appelle une perte réelle le peu de dispositions où vous êtes de me rendre service. Vous êtes, mon cher d'Albignac, le seul qui le pourriez; j'ai dans mon amitié pour vous des droits pour y prétendre. Mais, par une fatalité singulière et par la fausse idée que vous vous faites de mon bonheur, je me vois privé des avantages que vous m'accorderiez, sans doute, si moi ou mon existence vous étaient mieux connus. Selon moi, le bonheur dépend de la façon de penser, mais je nie que la façon de penser dépende de la personne. On n'est jamais heureux si l'esprit n'est en paix et si certains désirs ne sont satisfaits. Supposez une personne bien née, avec une éducation, des sentiments, et douée d'un caractère assez vif, condamnée par des circonstances bizarres à une vie oisive, à une espèce de végétation; croyez-vous qu'elle puisse se défendre de certains désirs et d'une ambition raisonnable ? N'est-il pas naturel, au contraire, que la délicatesse les lui inspire ? Si je vois, mon cher d'Albignac, des hommes comblés de prospérité, et qui ont déjà fourni une carrière brillante, devenir plus actifs et tout entreprendre, un homme jeune et qui n'est rien est-il blâmable de vouloir être quelque chose ? Suis-je coupable si je cherche à combler un vide essentiel dans ma position, et cet amour-propre n'est-il pas plutôt une vertu qu'un défaut ? Vous êtes étonné que je veuille sacrifier la paix et la tranquillité dont je parais jouir à un genre de vie tout opposé, et moi je vous dis, mon cher d Albignac, que c'est cette paix et cette tranquillité que je cherche en vous demandant ce qui peut me la procurer. Personne ne peut mieux m'en croire que vous, et, malgré toutes vos plaisanteries, je vous croirai toujours d'accord avec moi sur la vérité de cette phrase. Il est des personnes mécontentes de leur sort par un principe de légèreté et de mauvaise humeur; si vous m'avez cru du nombre, détrompez-vous, je suis en cela de la meilleure foi possible. Jamais ni la force ni le raisonnement n'ont pu accorder mon caractère et ma position; malgré le besoin des illusions, jamais je n'ai pu m'en faire aucune, et je vous assure que c'est la nécessité la plus décidée et la mieux réfléchie qui m'a porté à faire cette démarche envers vous. I1 existe sans cesse dans mon esprit un combat entre ce qui est et ce qui n'est pas; la victoire n'est jamais pour moi, et soyez sûr que j'aimerais mieux les coups des Anglais et des Marrattes que les atteintes qui en résultent. Vous trouverez le dernier garant de ma bonne foi et de la légitimité de mes désirs dans les démarches que j'ai faites pendant un temps infini, en dernier lieu même auprès d'un de vos parents dont je n'oublierai jamais les bontés, pour accrocher au tribunal un habit bleu que l'impitoyable M. de Ségur m'a arraché au moment où j'allais l'endosser. Cet état s'accordait fort bien avec ma résidence sur mon fumier; il remplissait mon objet, et ces dispositions doivent vous convaincre que, dans la demande que je vous ai faite et que je vous fais encore, je procède raisonnablement et que je n'extravague point. Voilà, mon cher d'Albignac, la confession la plus ample et la plus sincère. Par ce tableau, vous devez voir clair dans mon coeur. Je vous ai montré mes maux, veuillez y appliquer le remède. Je me suis attaché à vous faire connaître ma position pour vous engager à l'adoucir. Je n'ai d'autres ressources que vous : ainsi, vous pouvez me rendre heureux, ou ajouter à mes peines par vos refus. Tâchez de m'obtenir quelque chose, soit que vous soyez employé dans cette nouvelle guerre ou que vous passiez dans l'Inde. Mais comme qu'il en soit, entraînez-moi toujours avec vous, soyez sûr que je ne serai jamais un sujet de reproche pour mon bienfaiteur » (31) .

Et, un mois plus tard, Ménard ajoutait, pour faire suite à cette lettre:

« ... Depuis lors et longtemps avant, le feu couvait sous la cendre et n'en est devenu que plus ardent sans que personne ait pris le soin de le souffler. Disons tout, développons un mystère que vous avez sans doute déjà pénétré; vous êtes incapable d'en abuser. J'ai toujours eu le plus grand regret d'avoir abandonné mon premier état. La privation de l'un m'a interdit toutes les jouissances de l'autre et pis encore. Si vous me demandez pourquoi ce sacrifice, je vous répondrai que j'ai été victime de l'âge et des illusions. Si vous me demandez pourquoi l'ai-je si fort voulu, vous me désolez et j'avouerai que j'étais fou pour lors et non aujourd'hui. Que cette phrase, mon cher d'Albignac, serve à vous convaincre que le mal est plus grand et plus ancien que vous n'imaginez, qu'elle soit à jamais un mystère pour autre que vous et moi et ne vous la rappelez même que pour en faire cesser la vérité, car elle est trop à mon désavantage. C'est là que vont échouer tous ces beaux raisonnements que vous me faites et que je me suis si souvent fait à moi-même: ils ne l'emporteront jamais sur une sensation profonde et douloureuse bien plus active qu'une vérité quelconque. Mais de ce mal lui-même je puis, mon cher d'Albignac, si vous le voulez, en tirer le remède. Sans cet événement je n'aurais sans doute aucun rapport avec vous; si je reviens sur l'eau, je chérirai toute ma vie l'occasion qui m'a procuré l'avantage d'être connu de vous et d'avoir pu mériter vos bienfaits et votre amitié dès lors, l'événement sera tout à mon avantage. De plus, en faisant mon bonheur vous ferez aussi celui d'une personne qui mérite de l'être et dont je respecte infiniment le mérite. Sans cet obstacle, elle serait parfaitement heureuse. Mais, par une intime et inévitable affinité, elle ne peut l'être qu'autant que je le serai moi-même... J'aime à croire que vous vous servez de tout pour me dissuader et que vous ne le pensez pas sérieusement... Vous avez ri de ma première lettre, moralisé à la seconde, cédez de grâce à ma troisième, essayez d'administrer à ma folie le remède que je vous demande; quoi que vous deveniez, tâchez de m'entraîner avec vous, vous êtes sûr d'ajouter par votre personne tout ce qui peut compléter ma félicité » (32) .

Le général d'Albignac ne pouvait plus résister. II sollicita enfin pour son beau-frère l'emploi de lieutenant de maréchaussée que Ménard considérait comme « le plus conforme » à ses « inclinations », mais il ne put l'obtenir:

« Je ne puis dissimuler, mon cher d'Albignac, que je n'aie du regret à voir inutiles aujourd'hui les peines que vous vous êtes données à Paris pour m'obtenir l'emploi en question. Je vous avouerai que j'espérais que, si à votre départ vous n'aviez pu me l'obtenir, vous auriez laissé l'affaire en si bon train qu'il vous aurait été possible de la terminer du Vigan en hors. Mais puisque le destin me poursuit et qu'il est impossible que je devienne autre chose que mange-châtaigne des Cévennes, au diable soient tous les maréchaux de France et la vermine de M. de Gualy de Saint-Rome, le tout sans porter atteinte aux sentiments que j'ai pour M. l'abbé de Montval, qui n'a fait que son devoir en me préférant un parent et qui pourrait encore se rappeler de moi à votre recommandation » (33) .

Ménard ne pouvait se résoudre à cette inactivité. Toujours est-il que, le 25 avril 1782, il était nommé « capitaine dans les volontaires de Luxembourg, au service de la Hollande ». Combien de temps conserva-t-il ce grade ? Il serait difficile de préciser; ses états de service ne le disent pas. Mais nous remarquons que sa correspondance avec d'Albignac, - qui était d'ailleurs retourné dans l'Inde où il se distingua à l'affaire de Goudelour et gagna l'étoile de « maréchal de camp » (34) , - est suspendue dès le commencement de 1782 et ne reprend que le 2 mars 1784 par une lettre où on lit : « ... Mme de Boisserolles et l'abbé de Montval vous instruiront d'un fameux désastre que j'ai éprouvé. Si le cours de vos affaires vous offrait l'occasion de m'être utile, rappelez-vous une seconde fois de moi ». Et le 13 avril il ajoute: « Je ne vous dirai rien de mon affaire: A de moindres faveurs les malheureux prétendent... Mais au cas que, tout chemin faisant, vous puissiez penser à moi, vous n'auriez qu'à tendre l'oreille à M. l'abbé de Montval qui ne refuserait pas d'ajouter à toutes les bontés qu'il a déjà eues pour moi celle de vous faire part d'un désastre auquel je suis encore sensible et auquel vous pourriez peut-être remédier... ». Apparemment ces phrases, un peu énigmatiques, ont trait aux circonstances qui obligèrent Ménard à retourner à Sumène. Il insista alors de nouveau auprès du général d'Albignac pour obtenir « de l'emploi » dans l'armée française. Il devint aussi pressant que la première fois dans de nombreuses lettres dont la suivante mérite d'être citée:

« Pardon, mon cher d'Albignac, si je viens troubler votre repos et interrompre le silence que vous avez établi entre vous et moi. Pestez, criez tant que vous voudrez, il faut que vous me laissiez parler, et qui plus est il faut que vous m'écoutiez. I1 y a, quelques années que, vous ayant témoigné le désir que j'avais de passer dans l'Inde sous vos auspices, je fus traité comme un enfant et refusé tout net de votre part. Vous n'y passâtes pas vous-même et cette raison me fit prendre mon parti quoiqu'à regret. Aujourd'hui mes petites lumières me donnent à connaître qu'il doit se faire de toute nécessité un établissement dans ce pays-là dont vous ne pouvez pas manquer d'être. Ah ! pour le coup, mon cher d'Albignac, si cela est, comme je n'en doute pas, pensez un peu à votre ami Ménard, rendez-le bon à quelque chose et tirez-le de ce repos et de cette oisiveté qu'il abhorre; rappelez-vous que s'il était à même de vous obliger, il ferait dix fois ce voyage pour vous rendre service et qu'il a par conséquent tous les droits possibles à vos bontés. Pourquoi ne le mettriez-vous pas en même de le faire une fois pour l'obliger lui-même. Quand on a vingt-huit ans et que parmi ce nombre on peut en compter sept à huit de mariage, on peut supposer sans crainte de la raison et de la solidité dans les projets. Rendez-moi, je vous prie, cette justice et ne taxez pas ma démarche de légèreté; elle a tous les caractères qui peuvent vous la faire agréer et, si vous pénétriez davantage ma position, vous jugeriez vous-même combien elle peut m'être avantageuse et il ne serait peut-être pas nécessaire que je fusse aussi pressant. Je suis jeune, personne n'est plus libre que moi, je n'ai d'autre attache qu'une femme qui, connaissant mes raisons et ma façon de penser, bien loin de me contredire, voudrait elle-même pouvoir m'être utile et est toute prête à donner son suffrage s'il est nécessaire.. Ajoutez à ces raisons le goût le plus déterminé, une espèce de passion qui peut servir de témoignage de la légitimité de la démarche et un prélude de la réussite. Après ces considérations, je puis encore vous assurer, mon cher d'Albignac, qu'il vous sera agréable d'avoir auprès de vous un ami qui vous sera étroitement lié par la reconnaissance et l'amitié, sur les sentiments et la conduite duquel vous pourrez compter. Vous jugerez alors combien j'ai mérité vos bontés par les preuves que je serai à même de vous donner d'un attachement dont vous n'avez jamais pu juger. Mais, me direz-vous, il n'y a rien qui vous convienne. Je me contenterai de peu, pourvu que je sois avec vous; vous savez que je puis être susceptible de quelque chose pour avoir servi en pied dans le régiment de Savoie-Carignan. Toute mon ambition se réduit à faire quelque chose dans ma vie, à accrocher la croix si je puis, et à tâcher d'améliorer un peu ma fortune tout chemin faisant, si cela est possible. Ce projet n'est-il pas bien louable d'autant mieux qu'il est pleinement justifié par ma position ? Mais l'exécution dépend de vous, mon cher d'Albignac, et je serais désolé si vous n'y avez aucun égard. Au nom de Dieu et de l'amitié, rendez-moi ce service, vous ajouterez une belle action à toutes celles que vous avez déjà faites, vous ferez un heureux. Si ma lettre ne fait rien sur vous, tels sont mes désirs là-dessus que pour n'avoir rien à me reprocher je suis homme à venir vous relancer moi-même et je doute si vous pourriez vous dépêtrer de moi... » (35) .

Rien n'y fit: Ménard n'avait pas obtenu satisfaction lorsque se leva la prestigieuse aurore de 89.

III.

Ménard se lança, dès l'origine, dans le mouvement révolutionnaire. Nous le trouvons donnant, le 14 novembre 1788, avec « les habitants de la ville et communauté de Sumène », son adhésion à la délibération du 11 du même mois par laquelle « des habitants de la ville, baronnie et communauté de Saint-Jean-de-Gardonnenque » demandèrent au roi d'ordonner:

« 1° Que tous les contribuables soient appelés à élire des députés pour les Etats-Généraux, librement et à la pluralité des suffrages;
2° que tout représentant du Tiers-Etat soit membre du Tiers-Etat;
3° que tout contribuable soit éligible;
4° que le nombre des députés du Tiers-Etat soit au moins égal à celui des députés des deux autres ordres réunis;
5° que les fermiers et gens à gages de la Noblesse et du Clergé ne puissent être, ni éligibles, ni électeurs;
6° qu'en recueillant les suffrages dans l'assemblée des Etats-Généraux, on les compte, non par ordre, mais par tête de délibérants;
7° que Sa Majesté soit suppliée de faire écrire uniformément dans les provinces afin d'instruire ses sujets des objets de l'Assemblée générale, pour que, sur lesdits objets, les peuples puissent donner à leurs députés des instructions et des pouvoirs suffisants » (36) .

Comme membre de la noblesse de la sénéchaussée de Nîmes, il assista aux réunions de cet ordre tenues à Nîmes du 17 au 31 mars 1789 pour la rédaction des « cahier, mandat et instructions » et pour l'élection de quatre députés nobles aux Etats-Généraux ; mais il ne paraît pas avoir pris une part active à ces travaux (37) .

Son rôle fut autrement important dans l'assemblée primaire de Sumène où il fut désigné pour aller siéger à l'assemblée électorale du département dont la réunion devait avoir lieu à Nîmes le 4 juin 1790.

L'assemblée électorale le choisit d'abord comme l'un des commissaires-vérificateurs des pouvoirs pour le district d'Alais (Gard), puis comme membre du comité de rédaction des adresses à présenter au Roi et à l'Assemblée nationale, enfin (par 347 voix sur 397 votants) comme administrateur du département (38) .


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