Arisitum

Jean-François-Xavier DE MENARD,
général, administrateur du Département du Gard, député à l'Assemblée Législative.


De nos jours, qui donc a entendu parler du général de Ménard ? Il est mort depuis plus d'un demi-siècle, il n'a pas laissé de postérité et, longtemps avant son décès, il avait quitté son pays natal pour s'installer dans les environs de Paris. C'est à peine si quelque vieux Cévenol, évoquant ses souvenirs d'enfance ou cherchant dans des archives de famille les traces d'une société disparue, peut dire que Sumène a donné le jour à un homme d'esprit qui fut, à une époque troublée, et par les suffrages de ses concitoyens, administrateur du département du Gard, puis député à l'Assemblée législative qu'il quitta pour entrer dans l'armée au moment où la France était en danger, et qui gagna sur les champs de bataille, au fil de son épée, le grade de général et l'étoile de l'honneur (1) .

Faire revivre une telle physionomie en négligeant les défaillances politiques pour ne voir que les services rendus, c'est prouver que, si la reconnaissance n'est pas une vertu publique, tôt ou tard l'histoire sait glorifier les humbles, les oubliés dont la vie toute d'activité et de dévouement n'a pas été inutile à leur pays.

I.

Jean-François-Xavier de Ménard appartenait à une vieille famille des Cévennes (2) . Il naquit à Sumène le 9 septembre 1789 et fut baptisé le lendemain (3) .

Il avait à peine dix-neuf ans lorsque, le 7 novembre 1775, il fut nommé « sous-lieutenant surnuméraire et sans appointements dans le régiment de Savoie-Carignan (infanterie) » (4) . Pour obtenir cette nomination, il employa un stratagème assez usité, paraît-il, à cette époque, - auquel les autorités locales prêtaient volontiers la main, - et dévoilé dans une lettre qu'il adressa plus tard de Sumène à son beau-frère Alexandre d'Albignac (5) le 29 mars 1780, c'est-à-dire cinq ans après : « Pour ce qui est de l'âge, lui dit-il, - souvenez-vous que j'ai trente ans, et, si vous ne voulez le croire, donnez-vous la peine de lire un petit papier, bien timbré, bien légalisé, signé de curés, consuls et subdélégués, par lequel j'ai fait un petit vol de sept à huit ans au temps. N'allez pas par distraction me discréditer à ce sujet; dites que j'ai trente ans faits, excepté à l'incomparable belle-mère auprès de qui je prétends me faire un mérite de ma jeunesse pour lui plaire (6) ».

Le 2 juin 1777, Ménard recevait le brevet de sous-lieutenant, mais il quittait quelques jours après le service pour épouser, le 29 juillet de la même année, sa cousine Eulalie-Catherine-Jeanne de Boisserolle (7) , plus âgée que lui de cinq ans, et aussi, paraît-il, pour « mettre ordre à la fortune paternelle un peu dérangée ».

C'était alors, - d'après M. Boiffils de Massanne (et une photographie de son portrait le confirme), - un jeune homme grand et maigre, pas trop bien tourné dans sa haute taille, d'une figure irrégulière, mais goguenarde, animée d'yeux pétillants. Le voilà donc à Sumène, mêlé à la société de l'endroit, habitant sa maison paternelle ou son mas de la Salle, près de Saint-Roman (8) . Quiconque avait des prétentions à la noblesse se croyait alors obligé de vivre oisif, occupé d'intrigues locales, de madrigaux, d'épigrammes surtout: de Ménard avait de l'esprit et le dépensait dans ce milieu, maître des cérémonies aux processions, joyeux convive aux petits soupers du marquis de Sumène, et, je pense, un peu philosophe (9) .

La correspondance de Ménard corrobore parfaitement ces affirmations : « Les nouvelles du Vigan sont que Mme de Montredon est accouchée hier d'un beau garçon, que M. d'Airolles s'est marié richement à Montauban avec la fille d'un gros négociant, et que M. d'Alzon a gagné son procès... (10) ». « On fait de grands préparatifs au Vigan pour honorer l'arrivée de M. le comte de Ginestous, fraîchement marié. Je compte y aller passer quelques jours avec ma femme... (11) ». « Une nouvelle bien intéressante, c'est le mariage de Mlle de Juillen, la soeur de M. de Sumène, avec M. Ricard de Florensac, conseiller à la Cour des aides tout frais moulu. Ce mariage n'est ni beau, ni grand; il doit avoir lieu après Pâques... (12) ». « ... Je fus hier me promener au Vigan, invité par la beauté du jour, pour voir arriver la Commission. D'après tout le bacchanal et tout le train que j'y ai vu, on peut croire qu'ils sont devenus fous et badauds dans cette circonstance. J'aperçus dans la foule le brave Vivens-Ladous, percé d'une longue brette, qui s'en allait clopin-clopant, [suivant] nos seigneurs de la Commission, en sa qualité de vénérable conseiller politique de la maison de ville du Vigan (13) ». « ... Je ne vous dis rien de Marion. Cet article est de la compétence de Madame, et elle m'a dit qu'elle vous l'avait détaillée au gré de vos désirs. Tout ce que j'ai à vous dire sur son compte, c'est que nous sentons déjà toute la peine que nous aurons à nous séparer d'elle.... (14) ».

Cette correspondance abonde en faits de même importance racontés sur le même ton. Elle nous apprend que Ménard était abonné au « Courrier de l'Europe » (15) et que sa femme « faisait », pour se distraire sans doute, « une très petite quantité de vers à soie » (16) . S'agit-il de son beau-père, il écrit :

« L'édit des louis va bientôt vous procurer le plaisir de le voir. Comme vous le savez, tous les harpagons ont ordre de rafraîchir leur trésor. Celui du beau-père est dans le cas, et bientôt il transportera à Montpellier la fameuse cassette; vous pourrez y puiser à votre aise et vous payer largement du capital qui vous est dû et de l'attente. I1 y a des gens ici qui donneraient 600 livres du bénéfice qu'il fera sur l'échange. Si on vous offre la même condition pour ce qui me regarde, je vous conseille de l'accepter » (17) .

Au sujet d'une caisse expédiée de Paris par Mme de Boisserolles, sa belle-mère, et qui coûta 54 livres 9 sols 6 deniers de port, i1 dit :

« L'ouverture s'en est faite hier avec solennité devant tous les prétendants. J'ai été le mieux partagé de tous: il m'a resté la paille et la caisse, et j'estime mieux mon lot qu'aucun des autres. - Cet élégant déshabillé d'un beau satin à la mode a un peu trompé nos espérances. Mlle de Boisserolles comptait s'offrir pour modèle de goût, et elle était impatiente d'en orner sa taille. Mais, ô malheur, ô infortune ! il avait été volé à Vénus, - et, pour se venger, elle l'a métamorphosé en déshabillé de la fée Carabasse; il fallait même qu'elle fût bien irritée, car il est de ses jours de désespoir et de crasse, sans préjudice d'un siècle d'existence. - Pour le café de ces dames, il n'y a pas le mot à dire; mais, comme les veuves ne sont jamais contentes et que, d'ailleurs, elles sont sujettes à la migraine, elles ont trouvé qu'il n'y en avait pas trop, malgré que leurs lunettes grossissent les objets. - Le thé de M. de Boisserolles serait excellent s'il n'avait pas bouilli trois ou quatre fois dans les cafetières de sa chère femme. Mais c'est encore bien bon pour un Cévenol, et, d'ailleurs, il a une superbe boite de fer blanc. Tâchez, d'après ce détail, mon cher d'Albignac, de vous défendre du péché d'envie; résistez, si vous le pouvez, à l'épreuve où vous expose la partialité de notre belle-mère, et prenez garde surtout, quand ses faveurs vous regarderont, de ne pas trop vous attacher aux biens périssables de ce monde » (18) .

Veut-on un exemple de la galanterie permise à cette époque? Il nous le fournira :

« Bien vous vaut, mon cher d'Albignac, que je me sois si fort déclaré de tout temps contre la jalousie. Rien ne serait plus propre à l'exciter que votre dernière lettre, si j'avais tant soit peu de dispositions à acquérir cette belle vertu. Mais, quoique je n'en sois pas du tout susceptible, je suis trop intéressé â m'en venger pour ne pas le faire. Je prétends me faire un mérite auprès de votre moitié de tous les compliments que vous faites à la mienne; je compte par là être autorisé à devenir plus pressant encore auprès d'elle. Votre inconstance servira à approuver la mienne, et, si mon coeur réussit dans ces nobles projets, c'en est fait, mon cher d'Albignac, nous dégradons votre front. Je conviens que mon petit nez de travers pourra vous être de quelque utilité dans votre entreprise; faites-le valoir. De mon côté, ne pouvant disputer la droiture du vôtre, je prierai votre aimable femme d'agréer en revanche que je lui présente un extrait baptistaire de vingt-trois ans, âge heureux qui plaît aux dames à cause de la vivacité et de la tendresse, qui n'a plus le même feu dans un temps plus reculé: Je crois tirer tout aussi bon parti de cet avantage que j'ai sur vous que vous pourrez le faire des entorses de mon nez, et il me tarde beaucoup, je vous assure, de savoir l'effet qu'il pourra produire. Je vais ébaucher cet ouvrage si intéressant à mon coeur par une belle lettre que je vais écrire à celle qui, à très juste titre, mérite d'occuper la place que vous allez rendre vide par le vol que vous voulez me faire. Nous sommes, je crois, munis tous les deux d'une bonne procuration, cherchons à la mettre en usage. Mais, pour éviter toute surprise à nos desseins, prévenez mon aimable partie de l'agréable projet que je forme sur elle en lui témoignant une partie de mes sentiments, tels que le respect et l'amitié: je me charge des autres... Je finis par où j'ai commencé, par faire mille compliments tendres, vifs, etc..., à mon aimable future conquête, on vous assurant que j'éprouverais le plaisir le plus grand à vous faire (ici est dessiné un oiseau dont le chant est regardé comme une moquerie adressée aux maris trompés), sans préjudice cependant de cette vive et sincère amitié que je vous ai vouée pour toujours » (19) .

Mais bien gaulois est surtout le récit qu'il fait, dans ses lettres des 1er mai et 4 juin 1780 (20) , du projet de mariage de Rosalie de Boisserolles (21) , sa belle-soeur, avec un nommé Girard, « homme de condition », de Pompignan; elle avait un penchant prononcé pour « un M. de la Salle appelé Béringuier, fils de ravisseur de Mme de Chanffort » (22) , mais le refus de Mme de Boisserolles « de compter à son quatrième gendre 600 livres d'intérêts tous les ans pour le capital de 12.000 livres », fit seul échouer le projet : Rosalie resta fille onze ans de plus. et se maria, en 1791, avec David Aigoin de Montredon.

II.

C'est ainsi que Ménard gaspilla les plus belles années de sa jeunesse, non cependant sans chercher à échapper à cette oisiveté qui lui pesait.

Sa correspondance témoigne, en effet, des regrets qu'il éprouvait d'avoir quitté le service militaire et des efforts qu'il fit, pendant de longues années, pour obtenir sa réintégration, mettant dans ce but à profit toutes les circonstances et toutes ses relations de famille ou de société.

« Je ne puis disconvenir, écrit-il, que mon humeur guerrière n'ait été affligée de ce que vous me dites relativement au projet que j'avais de devenir lieutenant des maréchaux de France... Je parvins à faire savoir à Mme de Ganges (23) , par la voie de d'Assas, combien je désirais qu'elle voulût me protéger auprès de M. le maréchal de Biron, doyen des maréchaux de France et souverain dispensateur de ces emplois. J'appuyai ce désir d'une belle lettre que je lui écrivis tout de suite et dont, comme bien d'autres, je n'ai reçu aucune réponse. Elle promit cependant à mon intercesseur auprès d'elle de ne point m'oublier et de parler de moi à M. le duc de Biron. Voilà où j'en suis actuellement et sur quoi se fondent toutes mes espérances. J'ai toujours bien compté que le défaut de service pourrait me préjudicier, mais l'exemple de tant d'autres et la personne qui a promis de me seconder m'ont toujours fait espérer... Vous proposez-vous de voir l'oncle Lasalle, marié à Paris ? Si je pouvais m'assurer que la délicatesse me permît de m'adresser à eux pour cela, la voie serai presque sûre. Mme Lasalle, avant que les lois l'eussent unie à monsieur mon oncle, l'était par celles de la nature à M. le marquis de Charras, prévôt de la Connétablie; je sais qu'il est toujours assidu auprès de Mme Lasalle à qui il veut beaucoup de bien; l'amitié, à ce qu'on m'a dit, a pris la place de la passion, et on m'assure qu'il ne la voyait que pour lui faire du bien et prendre soin de ses enfants. C'est une chose dont vous pouvez parfaitement vous instruire auprès de Mme de Boisserolles qui connaît cet heureux couple. Sachez-me dire si leur position et la délicatesse surtout peuvent me permettre de m'adresser là. Je sais que le marquis de Charras est puissant, surtout dans son emploi, et qu'il n'a jamais rien su refuser à Mme Lasalle. Ce ne sera qu'après avoir épuisé toutes les ressources de ce côté et tous les soins que vous vous donnerez pour m'acquérir quelque chose d'ailleurs que je me résoudrai à accepter ce bel emploi de sous-lieutenant, à 6000 lieues, que vous me proposez » (24) .

L'intervention de la belle marquise de Ganges paraît s'être bornée à une simple demande de renseignements :

« ...J'ai lu le mémoire que M. Goudot vous a donné pour motiver les conditions que le tribunal exige; il n'est pas des plus favorables, mais il est bien différent de celui que ce même M. Goudot a remis à Mme de Ganges ayant voulu s'intéresser à moi pour cette affaire il y a déjà quelque temps; ces deux mémoires, quoique faits par une même personne, diffèrent de beaucoup pour le temps du service, pour le grade et pour l'âge surtout. Dans celui que Mme de Ganges m'a envoyé, il faut avoir trente-cinq ans, et dans le vôtre l'âge ne forme pas de difficulté. Que penser de ces variétés sur un article qui ne devrait en souffrir aucune ? Je pense que c'est là l'effet de différentes protections; les difficultés grossissent ou diminuent en raison des égards que l'on doit aux personnes qui s'intéressent, et le plus souvent suivant la manière avec laquelle on s'intéresse. Mme de Ganges s'est contentée de demander à M. Goudot un mémoire pour connaître les conditions, sans y mêler du tout la plus petite sollicitation, ignorant si j'étais dans le cas d'en avoir besoin par une impuissance d'y satisfaire; on lui a remis un mémoire moins favorable que le votre, et cela sans doute parce que vous n'avez pas laissé ignorer la même chose, et que d'ailleurs M. Goudot croit devoir davantage à M. le Comte de Tonnerre, qu'à Mme de Ganges. Voilà, mon cher ami, ce qui me donne encore quelque espoir avec la persuasion où je suis que vous voudrez bien me servir encore, soit auprès du petit-fils du maréchal, soit auprès de M. Goudot lui-même, puisque vous le connaissez. J'ai ouï dire qu'un moyen sûr pour se rendre ces messieurs commis favorables, était de leur faire espérer une rétribution personnelle à eux pour prix de leur soin. S'il y avait jour par ce moyen, j'y souscris d'autant plus volontiers qu'on abrège par là les peines que vos amis prennent pour vous. Daignez voir; mon cher d'Albignac, si ce moyen serait plus efficace que les autres; vous connaissez la manière de faire goûter ces propositions sans blesser leur délicatesse. Vous me dites toujours que vous allez, conformément à ma volonté, remettre mes pièces à madame la marquise (25) ; gardez-vous en bien, je n'y ai jamais pensé, puisque c'est vous qui vous donnez des soins pour qu'ils deviennent nécessaires. Je crois la pauvre femme assez noyée dans les papiers sans lui en aller confier d'autres... Toute la famille, qui vous aime si tendrement, fait dans ce moment-ci les voeux les plus forts pour l'accomplissement de vos désirs; les miens seraient, si vous restez dans votre corps, que vous m'y donnassiez un grade au-dessus de sous-lieutenant. La demande est plaisante, me direz-vous, mais elle est sérieuse: je vous assure que j'enrage de ne rien faire... » (26) .

D'Albignac lui-même ne prit pas d'abord au sérieux la demande de son beau-frère et chercha, par tous les moyens, à l'éluder; à tel point que Ménard dut lui faire connaître plus clairement ses sentiments et ceux de sa famille :

« ... Je reçois enfin une lettre de Mme de Boisserolles, qui me répond à la prière que je lui avais faite de solliciter pour moi auprès de ses protections l'emploi dont nous avons souvent déjà parlé et sur lequel il ne vous a jamais plu de m'écouter. Je vous pardonne de ne pas vous intéresser à moi pour cette affaire, mais du moins n'empêchez pas les autres de m'être favorables. Mme de Boisserolles me mande qu'elle allait faire agir vivement auprès de M. le maréchal de Tonnerre, lorsque vous lui avez répondu, à la demande qu'elle vous a faite des papiers, que j'avais renoncé à mon projet. Vous devez être persuadé, mon cher d'Albignac, à toutes les démarches que j'ai déjà fait, que mon dessein n'a jamais été tel et qu'au contraire j'ai toujours été dans la ferme résolution de poursuivre jusqu'à ce que j'eusse réussi ou que j'eusse vu clair qu'il était impossible. Ainsi je vous signifie clairement et expressément, que je persiste dans la ferme résolution d'acquérir cet emploi et je vous ajoins (sic), en pénitence pour avoir si mal interprété ma volonté, de rétracter auprès de Mme de Boisserolles ce que vous lui avez dit à ce sujet et la persuader que c'est de votre chef et sans ma participation. Engagez-la, au contraire, d'accomplir ce qu'elle a eu dessein de faire en ma faveur auprès de M. le maréchal de Tonnerre. Je ne sais si je vous ai dit dans le temps tous les motifs qui m'engageaient à cela. Nous avons agité cette question en famille et tous mes parents, non seulement me l'ont conseillé, mais m'en ont même donné l'idée les premiers, ne voyant pas de jours à pouvoir obtenir rien de mieux. Si par exemple vous trouviez la difficulté moins grande et que vous vissiez qu'il y eût jour pour quelque chose qui en valût mieux la peine, pour lors vous auriez raison d'assurer que je renoncerais à mon premier projet. Sinon, je vous prie de grâce de vouloir bien permettre que je le poursuivre. Le sacrifice de l'argent n'est rien à raison du plaisir que j'aurais de la réussite... » (27) .


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