Arisitum Jean-François-Xavier DE MENARD (suite et fin)


V.

Un tel esprit ne s'accordait guère avec la politique. Ménard était toujours obsédé par le désir de reprendre l'uniforme et de rentrer dans l'armée. Les circonstances favorisèrent enfin ses vues: le 17 janvier 1792, quatre mois après son élection, il échangea son mandat de député contre un brevet de capitaine au 78e régiment d'infanterie. Il fit, en cette qualité, la campagne dans l'armée du Nord. L'année suivante, le 16 juin 1793, Ménard était nommé aide de camp du général Descloseaux, et, le 24 juillet de la même année, commandant temporaire à Angers; il fit ainsi les campagnes de 1793 et de 1794 dans l'Ouest. Le 24 juin 1793, il fut appelé au commandement de l'arsenal de Paris, commandement qu'il conserva pendant plus de quatre ans. C'est à cette époque qu'il écrivit au général d'Albignac une lettre où il s'exprime en ces termes au sujet de Bonaparte:

« ... Le César français arrive incessamment à Paris. Que de fêtes ! Je boirai volontiers à sa santé et tout bon Français doit en faire autant, surtout les militaires. Votre patron et lui ne font qu'un. Ils sont tous les deux très affectionnés de la famille guerrière. Ils le méritent. La paix avec l'Angleterre ne peut manquer d'avoir lieu de gré ou de force. II va être organisé contre cette puissance le plus grand de tous les appareils militaires... » (58) .

Mais Bonaparte réussit, on le sait, à faire changer les plans et à diriger vers les Alpes une expédition qu'il ne se souciait guère de risquer sur les flots de la Manche. Ménard, appelé en qualité de chef d'état-major provisoire de la 17e division militaire (Paris), le 24 juillet 1799, et nommé adjudant-général six jours après, le 30 juillet, fut employé, à ce titre, à l'armée d'Italie, à partir du 24 septembre suivant, et fit toute la campagne. Il retourna à Paris le 2 janvier 1800 comme attaché à la 17e division militaire commandée par le général Mortier, dont il fut l'aide de camp à partir du 21 novembre suivant.

Ses qualités militaires lui valurent bientôt le grade d'adjudant-commandant chef de l'état-major de Paris (3 août 1801). Alors, cependant, son ardent amour pour les aventures guerrières semble s'être un peu refroidi:

« Si comme vous, - écrit-il au général d'Albignac -, j'avais 6.000 francs de retraite, etc... etc..., ah! les beaux choux que je cultiverais à La Salle au sein du repos et de l'amitié ! Oui, avec la moitié moins que cette somme, je serais déjà enfoui dans ce réduit champêtre, si les opérations de grande réforme qui viennent d'avoir lieu m'eussent atteint. Le sort a voulu que je reste en activité, employé et à Paris. Je suis content, puisque beaucoup de mes camarades qui me valent bien n'ont pas été aussi favorablement partagés. Mais, quand on n'est plus de la verte jeunesse et que l'esprit et la tête vous pètent de tout ce qu'on a vu, entendu et senti, il est bien doux de secouer un peu ses oreilles et de laisser là les hommes et leur avidité, le monde et son tintamarre, pour entendre chanter ses poules. Ainsi, mon cher général, pour peu que vous tardiez d'écouter l'ambition qui vous porte à vouloir encore servir votre patrie dans les quatre parties du monde, ma philosophie viendra vous trouver à Arrigas, et, si vous imitez mon exemple, vous serez infiniment heureux puisque je le serai beaucoup moi-même » (59) .

Mais le repos n'était pas encore permis à Ménard. Il fit partie de l'armée expéditionnaire de la Guadeloupe, en qualité de chef d'état-major (3 mars 1802), et c'est aux colonies qu'il gagna l'étoile de général de brigade (9 septembre 1802).

Il rentra en France en 1803, à une date qui n'est pas exactement fixée, mais que la lettre suivante détermine approximativement:

« Il a fallu, mon cher d'Albignac, que j'arrive sur le continent pour recevoir de vos lettres. Neptune s'est approprié quelques-unes de celles que vous m'avez adressées dans les colonies; la curiosité du gouvernement a retenu les autres à leur destination, et je suis resté privé de vos nouvelles qui m'auraient été très agréables. Pour me consoler de la mort de mes amis, j'avais besoin d'entendre parler de ceux qui vivent encore; privé du pauvre Ladous, de la Gardiolle et de plusieurs autres compagnons qui m'étaient chers, mes yeux, mon coeur étaient toujours fixés sur un petit cercle des Cévennes que je regardais comme le temple de l'amitié, et les lettres qui m'arrivaient de ce petit coin de la terre étaient pour moi la rosée sur une plante desséchée. Je vous remercie des soins que vous avez pris pour me procurer cette félicité, en me parlant de vous, des personnes que nous aimons, et il m'est bien doux, en arrivant de l'autre monde, de retrouver encore une famille d'amis, après en avoir perdu une tout entière. Il était temps que j'arrive en France pour sauver les jours de ma chère moitié. Depuis six mois, elle était sérieusement malade des influences du climat et par la douleur concentrée d'avoir perdu son fils dans son neveu. Toutes mes instances pour qu'elle parte sans moi n'avaient pu l'y déterminer; la crainte que je succombe loin d'elle lui paraissait la mort même. Enfin la voilà rendue à la vie et déjà nos progrès vers la bonne santé sont sensibles. Vous êtes heureux, m'a-t-on dit; vous buvez du bon vin assis sur un fauteuil, vous digérez de bons lièvres d'Arrigas et, ce qui vaut encore mieux, vous avez conservé quelques anciens amis sans lesquels point de véritable bonheur, au village comme à la ville. Je viendrai un jour en grossir le nombre; réservez-moi place dans le petit comité et soyez certain que je paierai bien mon écho de franchise, de philosophie et de bon appétit... J'ai été fâché que Lacour ait fait un voyage infructueux à Paris; je réparerais ce guignon bien extraordinaire si je n'avais emmené des colonies deux aides de camp, mes compagnons de guerre contre les nègres que nous avons tout à fait réduits » (60) .

Le jour où Ménard devait retourner au village était encore éloigné. A peine avait-il oublié les fatigues de la campagne et du voyage, qu'il était « employé au camp de Brest » (12 mars 1804), où il reçut la croix de « commandant de la Légion d'honneur » (14 juin 1804), et où il resta dix-huit mois, c'est-à-dire jusqu'au moment où il fut appelé à faire partie de la Grande-Armée en qualité de chef d'état-major du 2e corps de réserve (23 septembre 1805).

Le général Ménard commandait le contingent du grand-duché de Bade; il arriva, vers le milieu du mois de février 1807, près de Mewe, sur la rive gauche de la Vistule, et repoussa un détachement de la garnison de Dantzig qui était venu de Dirochau à sa rencontre.

Le 23 février, le général Dombrowsky donna au général Ménard l'ordre de se porter, avec ses troupes, par la route de Dirochau et de tourner cette petite ville sur la gauche pour couvrir la route de Dantzig.

A une portée de canon de Dirochau, l'avant-garde du général Ménard, commandée par le général Puthod, marcha à la rencontre d'une colonne ennemie qui accourait pour renforcer les troupes postées dans la ville, et le gros de la colonne badoise prit position sur la route qui conduit à Dantzig.

Les troupes polonaises, appuyées par celles de Bade, finirent par s'emparer de Dirochau. Pendant ce temps, le général Puthod était aux prises avec la colonne, composée de 2.000 hommes, que le gouverneur de Dantzig avait envoyée au secours des siens; mais, lorsque Dirochau fut complètement occupée et que le général Ménard put disposer du gros de ses troupes, cette colonne fut mise en déroute et fit sa retraite sur Dantzig, laissant 800 hommes sur le champ de bataille. Ménard s'établit à Dirochau et occupa les hauteurs de Rosenberg. I1 tenait la droite avec ses Badois, les Polonais tenaient la gauche. Le maréchal Lefebvre établit son quartier général à Dirochau jusqu'au 9 mars.

On s'approcha. Le 12 mars, les Badois prirent poste à Wonnemberg. Le 16 mars, Ménard se retrancha, après un vif engagement, dans le faubourg de Schidlitz. (I1 était sous les ordres du général Gardanne). Le siège de Dantzig commença dans la nuit du 1er au 2 avril. Le 26, il y eut un engagement dans lequel un détachement du général Ménard fit 149 tués et 500 prisonniers prussiens (61) .

Le général Ménard, blessé dans cet engagement, fut récompensé pour sa belle conduite; il devint commandant de la place de Dantzig, après la reddition de la ville, où il resta deux ans. Pendant ce long séjour, il ne pouvait manquer de correspondre avec d'Albignac; voici une lettre où il le plaisante agréablement :

« Je vais tâcher, mon cher général, de découvrir votre protégé d'Aulas qui vous a valu une pinte de lait. C'est aussi du lait pour moi que de faire quelque chose qui vous est agréable; et je n'ai pas trouvé moins doux d'apprendre par votre lettre que vous êtes heureux par votre compagne et les futurs héritiers qui vous sont arrivés d'Allemagne, besace sur le dos et bâton à la main. Si jamais tous les Cévenols qui se trouvent à Dantzig voient arriver ainsi tous les rejetons qu'ils y plantent, il sera drôle de voir le mélange de patois et d'allemand dans la société, et à table celui des truffes et des pommes de terre. Ne disons pas de mal de cette nation germanique; je la trouve bien supérieure à la nôtre, et je crois que la race croisée serait l'espèce par excellence. Je vous félicite donc d'avoir de tels poupons pendus à vos mamelles » (62) .

Ménard, qui avait reçu la croix de commandeur de l'ordre militaire de Bade (63) , fut relevé de son commandement de la place de Dantzig le 17 mars 1809, pour passer, le mois suivant, au commandement de la citadelle de Wurtzbourg.

Mais l'expédition d'Espagne se préparait, et il fut appelé, le 22 août 1809, au commandement d'une brigade de la première division du 8e corps de cette armée, fit partie ensuite de l'armée de Portugal (1er mai 1810) et prit part à l'attaque de Sobral où il fut blessé à la jambe (12 octobre 1810).

Mis en disponibilité le 29 février 1812, il rentra bientôt dans le service actif. Le 4 août de la même année, le général Ménard retourna à la Grande-Armée en qualité de chef d'état-major général du 11e corps; il fit la campagne de Russie, fut chef d'état-major du gouvernement de Francfort le 12 avril 1813, et sous-chef d'état-major du 15e corps de la Grande-Armée le 3 juin 1813; il reçu une troisième blessure à la bataille de Leipzig le 16 octobre suivant.

Après la campagne de Saxe, Ménard, rentré en France, se vit appeler au commandement de la 4e division de l'armée de réserve des Pyrénées (13 décembre 1813).

La Restauration lui donna le commandement du département du Gard (30 juin 1814). Un mois après, le 29 juillet, il était mis à la disposition du général commandant la 9e division militaire et recevait la croix de chevalier de l'ordre de Saint-Louis. Il reprit alors la particule nobiliaire et, pendant un congé, il se rendit à Sumène où son aimable caractère et les nombreux services qu'il avait rendus lui valurent une ovation.

Mis en demi-solde le 4 février 1815, il fut chargé, le 16 mars de la même année, de l'organisation des corps de volontaires royaux dans le département de Seine-et-Marne. Quatre jours après cette nomination, Napoléon, revenu de l'île d'Elbe, rentrait à Paris et, le 15 avril, Ménard était appelé au commandement du département de l'Aude; remplacé, sur sa demande, le 21 juin, avant la fin des Cent Jours, il fut admis à la retraite par décision royale du 4 septembre 1815.

VI.

L'aimable général espérait alors pouvoir retourner au milieu de cette société polie des Cévennes qu'il avait charmée de 1777 à 179I par sa gaieté, son entrain, sa pointe de malice, et prendre un repos bien mérité dans « l'ermitage de La Salle », d'où sa pensée n'avait jamais été absente. Mais la population suménole ne lui pardonna pas de s'être rallié à l'Empereur pendant les Cent Jours et l'accueillit, après Waterloo, par un charivari. Dès lors, il chercha à vendre tout ce qu'il possédait dans son pays et se fixa définitivement à Paris.

D'après une correspondance que possède M. Boiffils de Massanne, Ménard passa le temps de la seconde Restauration, non tout à fait dans l'opposition, mais dans une certaine réserve, pourvu d'un fort honnête revenu, recevant à sa table beaucoup de monde, surtout des gens de marque (64) .

En 1818, le 8 mars, il fut cependant nommé au grade honorifique de lieutenant-général.

Ayant applaudi à la révolution de Juillet, Louis-Philippe l'admit "comme maréchal-de-camp dans le cadre de réserve de l'état-major général par ordonnance du 22 mars 1831", et, le 1er mai suivant, il le nomma grand-officier de la Légion d'honneur (65) . A cette occasion, le roi invita Ménard à dîner, dîner fatal où il prit le germe d'une maladie qui devait l'emporter: le 20 juin 1831, Ménard rendit le dernier soupir dans sa maison de campagne de Villiers-le-Bel (Seine-et-Oise).

Le général fut inhumé au Père-Lachaise. I1 ne laissait pas de postérité. Mme de Ménard, sa veuve, qui l'avait suivi dans toutes ses aventures, à l'Assemblée législative, à Saint-Domingue, où elle eut la fièvre jaune, en Espagne, en Portugal, en Allemagne, partout enfin où les événements l'avaient conduit, lui survécut encore une douzaine d'années; elle mourut à Paris en janvier 1843, dans son appartement de la rue Feydeau, à l'âge de quatre-vingt douze ans.

Sources: « Jean-François-Xavier De Ménard, général, administrateur du Département du Gard, député à l'Assemblée Législative », de François ROUVIERE, publié chez Chavaray frères, éditeurs, Paris, 1896.


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