Arisitum: L' Enigmatique fondation du quotidien républicain "Le Petit Méridional" (1876) (page 4)


Qui finance le journal ? Rôles respectifs de Camoin et de Sereno

Voilà ainsi brossés en quelques lignes les portraits des deux fondateurs du quotidien radical et radical socialiste, nécessaires pour appréhender les mystères de la création du "Petit Méridional".

En effet, les statuts de la société d'imprimerie "Sereno, Camoin et Cie" n'ont pas été déposés à Montpellier, mais plutôt, comme le suppose le professeur Andréani, à Marseille, au début de l'année 1876 (33). Ainsi, nous ne connaissons pas avec certitude l'origine des fonds de la société, ni ce que recouvre exactement le "et Compagnie". Y a-t-il eu d'autres personnes physiques associées à Etienne Camoin et Antoine Sereno ?

Une des optiques de notre enquête a été, face aux lacunes des sources archivées, de retrouver les descendants des fondateurs susceptibles de nous éclairer sur cette période. A l'heure actuelle, nos investigations ne nous ont pas permis d'entrer en contact avec des personnes portant le patronyme de Camoin et se souvenant avoir eu pour ancêtre un des fondateurs du "Petit Méridional" (34). Il n'en a pas été de même pour Antoine Sereno, dont des parents éloignés vivent actuellement en région parisienne et dans les Alpes-Maritimes. L'âge avancé de certains témoins, nés avant la disparition de l'homme de presse, en 1902, nous a permis d'obtenir des renseignements directs (35).

Joseph Sereno, le père d'Antoine, riche entrepreneur en maçonnerie italien, aurait fait fructifier son entreprise en Algérie, à une époque où la colonie manquait d'infrastructures. Toujours selon ces mêmes personnes, l'hypothèse qu'Antoine ait hérité au décès de son père, survenu dans les années 1870, d'une somme supérieure à 2.850.000 francs - c'est-à-dire au capital estimé en 1881, cinq ans après la fondation du "Petit Méridional" - semblerait raisonnable en comparant le niveau de vie de l'époque et celui de la famille Sereno.

Si l'on en croit ces dires (36), Antoine Sereno, de par sa situation financière, serait le véritable fondateur du journal dans lequel Etienne Camoin, l'imprimeur et donc le technicien, n'aurait eu qu'un rôle secondaire. Par ailleurs, il ne semble pas que ce dernier ait eu énormément d'argent à l'époque de la création du "Petit Méridional".

A l'appui de cette théorie, on constate qu'Etienne Camoin prend en 1876 la fonction de gérant du quotidien, rôle dévolu habituellement, à cette époque, à un "homme de paille", chargé de représenter le journal au cours de procès et, plus dangereux, de se battre en duel le cas échéant. Or, c'est Antoine Sereno qui se rendra sur le pré pour défendre les couleurs du "Petit Méridional" (37).

Ensuite, lors de la constitution de la société par action du 14 décembre 1881, Etienne Camoin acquiert seulement 6 parts de 500 francs chacune, tandis qu'Antoine Sereno est crédité de 29 actions, preuve s'il en fallait de leur différence de niveau de vie.

De plus, l'ensemble des publicités du quotidien parues dans "l'Annuaire de l'Hérault" attribueront le seul titre de fondateur à Antoine Sereno. Le 30 juin 1886, après avoir abandonné depuis deux semaines son poste de directeur du journal, au profit de son collaborateur Jules Gariel (38), Sereno prononce un discours devant l'assemblée générale de la "Société anonyme du Petit Méridional", où il s'exprime en ses termes: "Nommé chevalier de la Légion d'honneur en récompense de ma conduite pendant la guerre de 1870, et en considération de la fondation du Petit Méridional, il ne m'était pas permis de me séparer de vous, sans rappeler cet événement qui, en honorant le fondateur, honore surtout l'oeuvre de politique républicaine à laquelle vous vous êtes liés au moment de la constitution de notre société..." (39). Il souligne donc ouvertement le rôle essentiel qu'il a joué dans la création du quotidien montpelliérain.

Continuant sur sa lancée, voici comment Antoine Sereno décrit, le 14 juillet suivant, les temps " héroïques " de la fondation du journal: "Le 19 mars 1876, un événement politique considérable dans ses conséquences, se produisait à Montpellier. Un organe républicain, répondant aux aspirations de la démocratie, était fondé, fermement résolu à porter très haut le drapeau de la République. C'est à cette date désormais mémorable pour nous tous, que le Petit Méridional voyait le jour aux premières heures de l'aurore de la République naissante. L'oeuvre à tenter n'était pas sans difficultés ni sans péril. La réaction, toute puissante encore, forte des traditions du passé, désireuse de prendre une revanche éclatante de ses derniers insuccès, était un rude ennemi qu'il fallait affronter d'abord et vaincre ensuite. Dès les premiers pas, le faible organe rencontra les résistances prévues et le courage de ses fondateurs aurait compté pour bien peu, s'il n'avait été soutenu par cette vaillante phalange des collaborateurs dont ils s'étaient entourés. Les annales de notre histoire, à l'origine du Petit Méridional, nous ont appris le nom de ces braves de la première heure, aujourd'hui absents, mais non oubliés; en les consultant, vous y verrez, mes chers collaborateurs, ce qu'ont fait, pour l'édification de notre oeuvre, ceux qui vous ont précédés. Honneur à eux ! Que les Camoin, les Brizy (40), les Cabrol, les Jourdan, les Carrière vivent à jamais dans votre souvenir; ils ont porté, en braves ouvriers qu'ils étaient, leur tribut fécond, à l'établissement de l'entreprise difficile à laquelle leur dévouement n'a jamais fait défaut. Honneur à eux ! " (41).

Enfin, lorsqu'Antoine Sereno décède en 1902, le "Petit Méridional" lui consacre logiquement un long article en première page. Mais pour ce qui est de Camoin, qui quitte Montpellier en 1882 pour s'occuper de son père malade, on perd sa trace par la suite (42). Qu'est-il devenu ? Même la direction du journal semble l'ignorer, puisqu'en 1913, à la mort de Jules Gariel (successeur d'Antoine Sereno), elle indique qu'elle "a essayé, sans succès, d'entrer en contact avec les descendants ou ayant-droits " (43) d'Etienne Camoin. La date et le lieu de son décès nous sont inconnus.

Si l'on accepte, par contre, la thèse selon laquelle le capital de départ aurait été apporté par le seul Sereno, nous nous heurtons toutefois à une énigme: pourquoi le jeune homme aurait-il pris le risque d'investir l'essentiel ou la totalité de sa fortune dans la création du "Petit Méridional", entreprise risquée à une époque où le franc était stable, l'inflation nulle et où les emprunts d'Etat offraient des plus-values garanties ?

D'autre part, on ne peut qu'être frappé par la sûreté et la rapidité avec laquelle ont agi les "fondateurs", comme nous le montrions dans le premier chapitre. Ceux-ci résidant dans un premier temps à Marseille, ne semblent pas s'être donné la peine de se renseigner sur les habitudes héraultaises ou d'effectuer de longs séjours dans le chef-lieu, de se livrer enfin à ce que l'on appellerait aujourd'hui une "étude de marché", ou tout au moins "un sondage d'opinion". On peut juger de la rapidité de leur installation, lorsqu'on sait que Camoin, imprimeur du journal "La Fronde" au début de janvier 1876 à Marseille, fait paraître le premier numéro du "Petit Méridional" le 19 mars suivant à Montpellier.

Le problème se complique, d'autant plus qu'il nous a été impossible de retrouver un quelconque bail locatif passé par les acteurs initiaux du "Petit Méridional" à Montpellier, avant 1878 ! A moins que les baux qu'ils aient passés n'aient pas été "officiellement" enregistrés, ou encore qu'ils aient préféré résider dans un des hôtels de la ville (ce qui paraîtrait assez invraisemblable pour une période si large) ? Une nouvelle fois, on se perd en conjectures.

On pourrait alors penser que d'autres personnes ont pu orchestrer l'installation du journal à Montpellier, ou encore que la création du "Petit Méridional" aurait été "commandée" par des notabilités républicaines désireuses de voir s'établir un journal de gauche populaire au chef-lieu, et prêtes à soutenir l'entreprise en cas de difficultés.

A ce propos, Roland Andréani, n'ayant pas eu connaissance de la fortune "originelle" supposée d'Antoine Sereno, a recherché des commanditaires nationaux parmi lesquels Wilson (44), ou Emile de Girardin (45). Malgré cela, aucune de ces deux pistes n'apporte, à nos yeux, d'indices probants.

A notre sens, si l'on en juge par le lieu d'origine des acteurs initiaux du "Petit Méridional", l'affaire n'a pu être entendue qu'entre Marseillais et Héraultais. Encore a-t-il fallu que l'appel d'offre vienne de républicains avancés, c'est-à-dire des radicaux, comme l'on disait alors. Antoine Sereno, engagé volontaire au côté de Garibaldi en 1870, ou Etienne Camoin, associé un temps à Léo Taxil, ce qui les situe très à gauche, n'auraient certainement pas accepté de voir leur entreprise appuyée par des républicains trop "tièdes" ou par des investisseurs qui auraient flairé une bonne opération spéculative. Des concessions auraient dû être faites à ces dernières, au détriment de la ligne politique du journal (46) et cela n'a, semble-t-il, pas été le cas. Ainsi, notre champ d'investigation s'en trouve-t-il rétréci.

Qui avait intérêt à voir se créer à Montpellier un grand quotidien radical ? C'est ce que nous allons essayer de voir dans les chapitre suivant, au travers des deux pistes que nous avons suivi: la piste "radicale" et, tout aussi importante, la piste "franc-maçonne".


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