Arisitum: L' Enigmatique fondation du quotidien républicain "Le Petit Méridional" (1876) (page 5)


La piste franc-maçonne

Parmi les sympathisants des idées défendues par le "Petit Méridional", à savoir essentiellement le républicanisme radical et radical socialiste, ainsi que l'anticléricalisme (les deux allant de pair au cours des trente premières années de la IIIeme République), on trouve la franc-maçonnerie, et, plus particulièrement, le Grand Orient de France, très actif dans l'Hérault (47).

Dès 1738, la franc-maçonnerie est entrée en conflit avec la papauté, qui lui reprochait son oecuménisme. Mais c'est au début des années 1870 que le Grand Orient de France, sous l'influence de la philosophie rationaliste d'Auguste Comte, des Frères Maçons Ferry, Renan et Littré, se lance complètement dans la lutte. En 1877, le Grand Orient, rompant avec la tradition, abolit l'obligation de croire au Grand Architecte de l'Univers.

En 1904, le Grand Maître Louis Lafferre (48), député de Béziers, est à l'origine de la suppression de la "Clause de liberté de conscience", qu'il argumente en ces termes: "Nous ne sommes pas seulement des anticléricaux, nous sommes véritablement les adversaires de tous les dogmes et de toutes les religions. Nous sommes, si j'ose m'exprimer ainsi, aussi antireligieux que nous sommes anticléricaux [...]. Le véritable but poursuivi, c'est la chute de tous les dogmes et la ruine de toutes les Eglises... " (49).

Notre département, et, plus particulièrement, la basse vallée de l'Hérault, est une terre de prédilection pour le Grand Orient (50), dont le rite est pratiqué par 5 loges sur 6 en 1876, puis par 7 loges sur 9 en 1914, comme on peut le voir dans le tableau ci dessous:

LES DIFFERENTES LOGES MACONNIQUES DANS L'HERAULT (1869-1914)
Liste non exhaustive (51)

NOM RITE VILLE FONDATION CESSATION
"La Parfaite Union" Grand Orient de France Agde avant 1876 entre 1894 et 1903
"La Vraie Humanité" Grand Orient de France Agde avant 1876 entre 1894 et 1903
"Les Vrais Amis Réunis" Grand Orient de France Bédarieux 1909 (?) après 1914
"L'Action Sociale" Grand Orient de France Béziers 20 janvier 1902 après 1914
"Les Amis Choisis" Grand Orient de France Béziers 18 mars 1810 après 1914
"Chapitre de la Vallée de l'Orb" Grand Orient de France Béziers 1909 (?) après 1914
"L'Etoile et le Croissant" Grand Orient de France Lunel avant 1876 entre 1894 et 1903
"Liberté Solidarité" Ecossais Montpellier 1910 ou 1911 1913 (?)
"Egalité Travail" Grand Orient de France Montpellier 1899 après 1914
"Les Vrais Fidèles" Ecossais Montpellier 1869 après 1914
"L'Avenir Social" Grand Orient de France Saint-Pons 3 mai 1903 après 1914
"L'Aube Nouvelle" Ecossais Sète 1908 (?) après 1914
"R. L." ? Sète peut-être la même loge que "L'Aube Nouvelle"

D'emblée, le "Petit Méridional affiche sa sympathie pour cette société discrète"; il ne se limite pas aux comptes rendus de fêtes solsticiales et autres réunions, il participe directement à sa propagande comme en témoigne la publicité imprimée le 30 septembre 1885: "on nous prie d'annoncer que depuis le 26 septembre paraît un nouvel organe démocratique et anticlérical, "Le Franc-Maçon". Ce journal dont la parution excite une certaine curiosité, a pour but de dissiper les erreurs et les préjugés répandus contre la Franc-Maçonnerie par ses ennemis héréditaires, les Jésuites". Il est en vente 10 centimes chez les dépositaires du "Petit Méridional"!

Mais c'est surtout après le départ d'Antoine Sereno pour Paris, en 1886, que se manifeste plus volontiers l'attitude "pro-maçonnique" du quotidien. Le nouveau directeur, le Frère Jules Gariel (52), initié en 1880 et vénérable de la loge "Egalité Travail" n'hésite pas à déclarer qu'il dirige un "Journal Maçonnique" à l'aube du XXeme siècle (53).

Son soutien au général André durant "l'Affaire des Fiches" (54) le prouve clairement. En outre, au début du siècle, nombre d'employés du "Petit Méridional" sont maçons: un chef de service, un chef de secrétariat, un inspecteur, un commis, un typographe (Valentin, par ailleurs futur conseiller général), un caissier. Louis Gélin, secrétaire de la loge "Egalité-Travail", se fait adresser son courrier maçonnique au siège du quotidien. Il faut ajouter à cette liste Jacques Cabanies, secrétaire particulier du directeur, le rédacteur en chef Hippolyte Poggioli (55) et plusieurs correspondants locaux: Dupré (56) et Lenfant à Béziers, Aubès à Sète, Beauquier à Nîmes, etc... De plus, à la mort d'Antoine Sereno, en 1902, c'est le frère Michel Dervieux (57) qui le remplacera à la tête de l'administration de la société du "Petit Méridional".

En 1913, la succession du Frère Gariel, décédé le 4 mars, paraît avoir été orchestrée par le Grand Orient puisque le Frère Augustin Blaquière (58), officier supérieur d'artillerie, membre de la loge montpelliéraine "Egalité-Travail", devenu actionnaire important du "Petit Méridional" peu de temps auparavant grâce à la fortune de son épouse, est nommé directeur du journal (59).

Cependant, rien ne prouve qu'Etienne Camoin et Antoine Sereno aient eux-mêmes fait partie du Grand Orient de France, ni que l'obédience soit bien à l'origine du journal. Par ailleurs, même si la franc-maçonnerie a pu participer en 1877 à la souscription de redressement du "Petit Méridional", aurait-elle eu assez d'argent pour soutenir réellement cet organe de presse ?

En outre, il faut tenir compte du contexte: la présence de francs-maçons au sein de la rédaction d'un journal radical n'est pas chose exceptionnelle, entre 1876 et 1914. On constate même une certaine symbiose entre le radicalisme et la franc-maçonnerie dès la fin des années 1890. En 1908, 47% des députés et 73% des sénateurs radicaux, 41% des militants, 48% des délégués au comité exécutif du parti sont maçons.

Dans l'Hérault, le "Petit Méridional" se veut le ciment de cette alliance, en appelant à voter pour la "Petit Chapelle" (60) en priorité.

Ainsi, la création du journal en 1876 ne profite-t-elle pas aussi aux radicaux ?


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